Blueberry, nouvel album : les héros sont immortels
« Amertume Apache » de Joann Sfar (scénario) et Christophe Blain (scénario et dessin) d’après l’œuvre Blueberry de Jean-Michel Charlier et Jean Giraud – chez Dargaud
Quand on sort des Beaux-Arts, on peut, légitimement, juger de la technique de telle ou telle peinture, de tel ou tel dessin. Mais quand on a poursuivi toutes ses études au bistrot du coin sans jamais attraper un bon point, il est préférable de laisser ses tripes éructer une impression (malaisée à exprimer en termes choisis) avec une formule lapidaire… J’aime ou j’aime pas !!!
Il convient donc de doser ses humeurs, de mesurer ses paroles, d’émousser le tranchant de son emporte-pièce.
Ceci dit, le fan (d’un héros ou d’une héroïne de fiction), passionné et possessif, ne souffre pas qu’une critique, fut-elle subtile, ne souille d’un mot malvenu son adoration immaculée. De même envisage-t-il une reprise comme une incongruité sacrilège. Étranger ! Touche pas à mes idoles (ni à ma retraite) !!! Or il se trouve que le cultissime lieutenant Mike Steve Blueberry, en bonne compagnie de qui nous avons chevauché toute notre enfance (elle n’est pas finie), inspire parfois des « copistes » suspects.
Nous avions dit (en 2004 je crois), tout le mal que nous pensions du film iconoclaste de Jan Koonen (« Blueberry, l’expérience secrète »). A l’évidence, les auteurs de cette trahison psychédélique avaient fumé toute la moquette.
Les héros de l’enfance sont immortels
En termes de BD, force est d’admettre que les dessinateurs qui ont repris avec un crayon scrupuleux Astérix (Uderzo fait retraite), ou Black et Mortimer (Jacobs nous a quittés), apportent aux fans une continuité bienvenue. D’autres manient, parfois avec talent, le pastiche, la parodie, le plagiat… Dans l’absolu, on peut admettre qu’ajouter de l’art à l’art est un bienfait. Mais les déceptions sont dures à encaisser.
Aussi quand, la rumeur a annoncé (début 2018) qu’un album de Blueberry était en projet, nous autres, inconditionnels de la créature iconique de Charlier et Giraud (aujourd’hui sexagénaire : la tête brûlée qui m’a servi de mentor), avons frémi, partagés que nous étions entre enthousiasme et crainte.
Qui donc étaient les téméraires, animés par une sorte d’hubris, en route pour le casse-pipe ?
Joann Sfar et Christophe Blain ! A-t-on jamais croisé ces paroissiens sur les routes du Far West ? Après enquête, il s’avère que Christophe Blain, qui se sent « cowboy depuis ses quatre ans », a déjà abordé le genre western avec un personnage parodique nommé Gus. Fondu de caricature quand il s’agit de brocarder les politicards, je préfère le dessin réaliste pour célébrer la geste western. Aussi avais-je fait l’impasse sur cette série qui invite à suivre les démêlés sentimentaux de trois godelureaux sur fond de western.
Mais fi de crétins préjugés, je décidais d’accueillir leur remake avec bienveillance.
Annoncé pour fin 2018, leur album s’est pointé dans les librairies un an plus tard. Et même, avec une semaine supplémentaire de retard inexpliqué sur le jour que j’avais marqué d’un trait rouge sur mes tablettes. On imagine que l’accouchement fut laborieux.
Enfin, hier vendredi 6 décembre 2019, nous avons pu apprécier si la copie relevait de l’hommage ou de la contrefaçon.
Diantre ! Mais c’est qu’ils réussissent leur coup, les bougres !
Côté dessin… La patte – tout à la fois réaliste et sublimement western – de Giraud nous semble indépassable. Est-elle imitable ? Christophe Blain, lui-même subjugué (il désigne Giraud comme le « Dieu des dessinateurs », a préféré ne pas copier et déployer son propre style.
De prime abord, je n’aime pas. Mais après avoir lu, ensuite feuilleté, puis décortiqué et enfin relu, je dois convenir que la première impression se lézarde et que des nuances s’imposent. A la vérité, on se laisse séduire par des vignettes empreintes d’un autre regard sur notre cher Mike et sur ses camarades de jeux. Ici ou là, on est bluffé par une expression pénétrante, un cadrage audacieux, un décalage opportun. L’impression globale est donc déconcertante. L’esthétique générale du dessin ne me sied point mais certaines cases en particulier s’avèrent plus que plaisantes. Dès lors, impossible de nier que ce dessin force la considération des adorateurs du traîneur de sabre au patronyme de baie sauvage.
Côté scénario… Nous sommes sur une trame classique avec un (mé)fait divers ignominieux (un double féminicide comme l’on dit désormais) commis par des méchants abjects. Leur acte impardonnable risque d’enflammer une fois de plus les relations conflictuelles entre Natives envahis et agressés et Tuniques Bleues envahissantes et agressives.
En filigrane, on distingue l’ambiance de notre époque… Les rôles féminins sont nombreux et déterminants. Pour un peu on dirait que les femmes dominent un héros un rien démobilisé. S’il reste héroïque et fidèle à ses engagements au service de la justice, il apparaît désabusé. Comme si une vie d’aventures l’avait instruit que les colères indiennes, l’ineptie mâtinée de suffisance de la hiérarchie militaire, les frelons bridés et les rattle-snakes chatouilleux étaient de piètres calamités en comparaison d’un jupon courroucé.
Tout bien considéré on se laisse prendre à cette réinterprétation plutôt respectueuse et, par là-même, attrayante. Ainsi il apparaît que la réussite d’une nouvelle version tient tout à la fois du respect de l’œuvre originelle et de la liberté de création de l’épigone. Nous lirons donc la suite de l’histoire dans le tome 2 (« Les Hommes de Non-Justic »e) avec curiosité. Et même si le manichéisme fordien n’est plus du goût du jour, nous voulons croire que le bien – entendez Nez-Cassé et Sac à Gnôle – triompheront du mal : les rejetons dégénérés d’un prédicateur givré (pléonasme).
En attendant, Sfar et Blain m’ont donné envie de relire, une fois encore, les albums de référence. Vive Blueberry.
Patientez à l’expo…
En attendant bis, les amateurs, et les flâneurs avides de trouvailles qui pourraient changer leur vie, ne manqueront pas de visiter l’expo Blueberry qui se déroule de fin novembre 2019 jusqu’au 22 mars 2020 à l’Abbaye de l’Épau à Yvré-l’Évèque (72) près du Mans.
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